9 mai 2019
Jean-Sébastien Bach a composé toute une série de pièces pour orgue (BWV 592-596) ou clavecin (BWV 592a, 972-987) en s’inspirant des œuvres d’Antonio Vivaldi, d’Alessandro Marcello ou de Georg Philipp Teleman, pour en citer quelques-uns. Ces transcriptions sont un hommage au passé et une manière de sublimer des créations antérieures. D’ailleurs, Mozart lui-même a repris plusieurs œuvres de Bach (Préludes et Fugues pour trio à cordes KV 404a, Prélude et fugue KV 405 no.4, Allegro et fugue pour deux claviers KV 426, etc.).
Mais prenons un cas particulier: la Passion selon saint Matthieu (BWV 244) a été redécouverte à Berlin en 1829. En effet, en 1823, Mendelssohn en reçoit le manuscrit en cadeau de Noël. Il découvre l’œuvre: à cette époque, Bach était un compositeur pratiquement oublié. Mendelssohn dirige la Passion dans une version écourtée et dans une orchestration modernisée. Ce concert donne une impulsion à la redécouverte de la musique ancienne au XIXe siècle. Depuis, une multitude de compositeurs allant de Busoni à Rhoda Scott en passant par Jacques Loussier ou Claude Bolling ont, au cours des ans, repris les compositions de Bach, les ont adaptées, transformées, modernisées.
Dans ce même type de continuité, ou de filiation, nous observons que Mozart s’inspirait également de Haydn, Beethoven de Mozart, Schumann de Beethoven, sans oublier Clara Schumann, Liszt, Wagner. Il y a une continuité de développement des œuvres, et des inspirations fulgurantes, des enchaînements et des ruptures qui font respirer la musique et la maintiennent vivante. Mais la question se pose: chaque évolution n’est-elle pas une forme de plagiat, d’adaptation, de mouvement darwinien, dans la continuité et la rupture?
Je le pense. Toute création, qu’elle soit d’ordre artistique ou scientifique, est une forme de plagiat, mais ce qui distingue celui qui s’inspire de celui qui vole la propriété intellectuelle d’autrui est la notion d’intégrité. La créativité et l’intégrité sont les bases essentielles d’une forme de dignité du savant du XXIe siècle.
Combien de grands scientifiques, pour certains couronnés par un prix Nobel, se sont accaparés les travaux de leurs doctorants ou de leurs collaborateurs? Par exemple, Jocelyn Bel, dans les années 1970, découvre les pulsars; mais en 1974, c'est son directeur de thèse qui rafle le Nobel de physique. D’autres chercheurs, mais surtout des femmes, de très grandes scientifiques, ont été simplement oubliés par leurs pairs. Citons l’histoire emblématique de Lise Meitner: elle découvre la fission nucléaire, mais reste une figure méconnue de la science; honneur posthume, elle a donné son nom à un cratère sur la lune et à un astéroïde... Et bien sûr, le cas Rosalind Franklin: ses travaux ont été déterminants dans la découverte de la structure de l’ADN, mais son rôle sera plus que minimisé par ses pairs, notamment le nobélisé James Watson.
Une autre facette est représentée par les tricheurs en sciences: il y a de grandes figures, de grands fraudeurs (je ne souhaite pas les nommer ni décrire leurs fraudes, ce serait leur rendre honneur: qu’ils soient oubliés à jamais).
Bon nombre de travaux sont retirés: une simple recherche avec les mots «Retraction» et «Frontiers» met en évidence 40 publications qui ont été retirées par la rédaction des journaux Frontiers.1 Une analyse des causes est nécessaire ; intégrité scientifique, fraude, malversation, plagiat constituent le nouveau vocabulaire avec lequel nous devons travailler. Les chercheurs sont constamment mis sous pression: publier, encore et toujours publier! Des journaux prédateurs se créent tous les jours, la liberté et le contrôle se mettent place avec des vocables divers: Open Science, Open Data, protection des données, interopérabilité des données, partage des données… Dans un premier mouvement, on prône la mise à disposition de tout et cela librement, c’est le grand supermarché mondialisé de la pensée et de la recherche, liberté, chaos des concepts… Car en même temps, il faut déposer des brevets, protéger la propriété intellectuelle, assurer le droit aux parties prenantes dans un corpus législatif qui tient aussi bien du carcan que du filet à mailles très larges, laissant tout passer.
Éduquer, former, sensibiliser, respecter ses résultats, ne pas succomber à une gloire scientifique éphémère, ne pas accepter toutes les recommandations des «reviewers», ne pas céder au chantage d’une belle publication dans un grand journal, avec des concessions aux valeurs portées par les résultats et leur interprétation. Toute création scientifique est une forme de volupté dont Freud se régale, toute publication est un signe sociétal, mais également un devoir: devoir face aux payeurs, devoir face à la société à laquelle le chercheur est redevable.
La responsabilité d’une Université comme l’UNIL est de proposer un cadre législatif clair portant sur tous ces domaines, avec des procédures bien définies en cas de violation, des sanctions proportionnées en cas de délit, des voies de recours qui portent du sens. Il importe également de bien définir les mots et surtout leur sens: plagiat, autoplagiat, intégrité, données, intégrité des données, propriété intellectuelle... La responsabilité des Facultés, notamment de la Faculté de biologie et de médecine, est de former tous les académiciens, leur donner des instructions précises et cohérentes. Il en va de la crédibilité des institutions, mais surtout des membres académiques qui les construisent. C’est toujours à cette confluence entre liberté et responsabilité que se trouve la source de progrès, alors que les systèmes trop contrôlés et trop autorégulés limitent la créativité. Le mot clef de la réussite est intégrité: tout doit être fait pour que ce terme soit compris (notamment au sens de pris avec), afin que les tensions entre liberté et responsabilité puissent être adéquatement utilisées en faveur du bien commun.
Dans un prochain billet, j’aborderai les difficultés de celles et ceux qui sont des lanceurs d’alertes et/ou qui dénoncent des situations pouvant être de l’ordre du plagiat, de la violation de l’intégrité scientifique ou du viol de la propriété intellectuelle.
1 Recherche: Pubmed du 20.03.2019
Jean-Daniel Tissot, Doyen FBM